Nous allons voir dans ce premier article en quoi notre période est durablement différente et ce que cela détermine sur la notion de stratégie qui loin de disparaitre devient un déterminant dynamique de toute l’entreprise.
Brève histoire de la stratégie
Si le monde militaire parle de stratégie de longue date, les premières entreprises parlant de stratégie au sens actuel remontent à la fin du XIXe avec notamment la célèbre Standard Oil de Rockefeller. Là où chaque producteur de pétrole cherchait à produire le maximum d’or noir pour le vendre, John D. Rockfeller invente la stratégie de l’intégration verticale.
Tout au long du XXe siècle, la stratégie s’est structurée comme discipline avançant avec autant d’entrepreneurs visionnaires (Ford, Sloan, Watson, Morita, Walton, Gates, Job, Welsh, Grove) que de penseurs académiques (Drucker, Ansoff, Porter, Mintzberg, Chandler).
A chaque fois la musique est la même : il y a ceux qui font les efforts de créer de la valeur et il y a ceux qui captent la valeur. Pensez-vous que dans une période complexe comme la nôtre, nous devrions arrêter d’être intelligents ? Que cette asymétrie entre création de valeur et captation de la valeur crée ne joue pas de manière renforcée ?
Un basculement en 3 étapes : transition, incertitudes, turbulences
Durant une longue période (1945-2010), nous avons connu une succession de cycles de croissance et de crises où nos entreprises s’inscrivaient dans une continuité lisible. Depuis, nous sommes entrés dans une période conjuguant transition, incertitudes et turbulences où les activités ne se projettent plus, se décident mal, sont déstabilisées.
Premier acte. La transition s’installe comme un horizon préoccupant au début des années 2010. Le sujet était discuté depuis les années 90, c’est désormais une rupture. Demain ne serait désormais plus toujours mieux. Les questions climatiques, écologiques, énergétiques, de biodiversité, amènent l’entreprise à redéfinir son rôle et ses finalités, requestionne la société, son imaginaire, son futur, ses valeurs.
Deuxième acte. L’incertitude s’installe par étapes de plus en plus marquées à partir de 2016 : crises sociales, politiques, sociétales puis enfin sanitaires. L’entreprise est sous le choc, prend moins de décision, attend.
Troisième acte. Les turbulences font irruption avec les évènements géopolitiques début 2022 et montent crescendo : guerre sur le sol européen, fragmentation des blocs, polarisation, désinformation, instabilité politique.
Cette période « transition, incertitudes et turbulences » – que je différencie des acronymes VUCA et BANI, désormais obsolètes – impose aux entreprises de repenser leur rôle, leur fonctionnement, leur trajectoire, leur manière de faire de la stratégie.
Premières tentatives de régénérations
Certaines redéfinissent déjà leur stratégie au travers de grands qualificatifs : résilient, robuste, anti-fragile. Ces qualificatifs sont tous nécessaires, ils ne sont pour autant pas différenciateurs, singuliers, uniques. Ils nous indiquent que nous ne questionnons plus seulement l’offre et la demande, la marque, le prix la distribution et la relation client mais toute l’entreprise, son rapport à l’écosystème, à la société.
Pourquoi ces orientations ne sont-elles pas des « stratégies » ? Parce qu’elles ne mettent pas en mouvement les organisations qui les portent. Parce qu’elles n’inscrivent pas leur collectif dans une dynamique vertueuse qui améliore leur création de valeur, leur impact, leur relation client ou n’importe quel autre indicateur considéré comme stratégique (des étoiles pour un restaurant par exemple). Parce qu’elles ne délivrent pas de résultats.
La stratégie, jusqu’à peu, était la capacité d’une entreprise à se mouvoir dans l’espace de la société. Un espace défini par le progrès, le libéralisme, l’état providence, l’humanisme, l’entrepreneuriat social et solidaire, la tech… Bref par une grande idée qui servait de carte mentale à tout un ensemble d’acteurs qui pouvaient alors poser un point A et un point B et définir entre ces points, une stratégie. L’entreprise ayant pour rôle de mettre en œuvre cette stratégie. Pour tout le monde, c’était clair.
Aujourd’hui, ces grandes représentations sont brouillées, malmenées, désagrégées. Elles ne sont plus suffisamment consistantes pour porter une stratégie. Elles sont même devenues inopérantes pour tenir durablement une trajectoire dans ce que nous traversons : transition, incertitudes, turbulences.
Les quatre limites des stratégies classiques
Pour comprendre ce qui a changé, ce qu’il faut désormais dépasser, regardons les quatre limites factuelles et observables qui rendent impuissantes les stratégies classiques :
L’absence de référentiel. Le référentiel n’a pas changé. La vérité est qu’il n’y a plus de référentiel. Les entreprises ont du mal à se forger un cap. Comment incarner une réponse aux défis de la société ? Les GAFAM ne s’y trompent pas et inventent leur propre référentiel. C’est ce que le livre « Exponential Organizations » (Salim Ismail, © 2015, Singularity University Book) appelle un MTP pour Massive Transformation Purpose. Un projet sociétal hypermobilisateur. Dans l’esprit des auteurs, ce projet peut être sincère ou insincère, l’important est qu’il soit mobilisateur. Notre propos ici n’est pas de cautionner leur démesure ou leur manque d’authenticité mais de souligner qu’une stratégie passe par l’expression d’un référentiel du futur pour la société. A quelle société future sommes-nous en train de contribuer ? Ce « Why », ce « pour quoi », est plus encore déterminant aujourd’hui, non plus seulement par éthique mais par efficacité stratégique.
La discontinuité des horizons : les stratégies classiques sont mono contexte. Elles ne savent pas faire de choix entre transitions, incertitudes et turbulences. Challengées par les turbulences, les entreprises les plus engagées sur la « transition » ont pour beaucoup dû revenir aux réalités de court terme et décevoir ceux qui partageaient avec elle un engagement. La discontinuité les empêche d’avoir une trajectoire fluide entre l’immédiat et le long terme, pour satisfaire autant au vivant (climat, biodiversité, ressources) qu’au vital qui nourrit économiquement tout au long du parcours.
Une proposition de valeur insuffisante : les stratégies classiques restent souvent imprégnées de la culture d’une économie de premier ordre (utilitaire, fonctionnaliste) ou ancrées sur une économie de deuxième ordre (expérience utilisateur, subjectivité, désir) ne questionnant que faiblement le troisième ordre (contribution sociétale). L’impact sociétale est encore bien souvent vu comme une obligation RSE, pas une finalité stratégique. Elles ne savent pas appréhender que le troisième pourrait inclure les deux précédents (ET).
L’incapacité à incarner la confiance collective : les stratégies classiques valorisent l’intérêt de l’entreprise à tout prix en tant qu’entité globale, laissant entendre que le collectif pourrait être la variable d’ajustement. Résultat : peu de confiance, un engagement minimum des acteurs. Et sans engagement, la capacité à délivrer s’affaiblit.
Les stratégies classiques… au bord de l’épuisement…
En synthèse, la stratégie classique n’est plus capable de proposer des buts acceptables, de faire émerger la force du sens. Si ces stratégies formulent toujours des objectifs, elles ne sont plus porteuses d’une ambition, elles n’arrivent plus à être plus mobilisatrices. Et si les équipes n’y croient plus, la performance recherchée devient difficile, les décisions pénibles, le désengagement patent.
Et pourtant, en creux de toutes ces critiques réelles, une nouvelle approche émerge déjà… C’est ce que nous verrons dans notre deuxième article : « Stratégie régénérative : portée par l’énergie du vivant ».






